J'aurais pu rester chez moi et ne rien faire. Lire les nouvelles et déjeuner en paix. Allumer et éteindre la télévision, acheter un décodeur TNT, prendre un abonnement à TPS ou Canal Sat. Fouiner Casa et Pier Import pour décorder ma maison qui l'ai déjà et l'encombrer encore et encore, alors que j'ai déjà l'intérieur agréable rêvé, chaleureux et confortable, stylé et qui me correspond. J'aurais aussi pu m'occuper de mon jardin, le cultiver. J'aurais pu. J'aurais pu corriger toujours, préparer la classe inlassablement, discuter sur internet, vivre pour tenir un journal sur un blog, m'imposer d'écrire un nouveau roman ou un recueil de nouvelles, inventer des contes pour enfant. J'aurais pu rester chez moi et faire tout cela, et avoir le sentiment de ne rien faire comme auparavant. J'aurais pu apprendre à tenir en place, ne pas chercher la lumière, ne pas rêver d'absolue, ne pas rêver d'ailleurs et de nouveauté. Mais il faut croire que je préfère aller me brûler, aller vivre et prendre le risque de me ramasser. Rester à attendre ou agir au risque de. Mais je me sens assez forte, assez puissante, et je sais que ça peut paraître orgueilleux de dire cela, mais je ne craints rien ni personne. Quel risques y a-t-il à vivre? Tomber certe. Mais à 30 ans passée je sais à présent me relever. Comme le chante Cali, « mourir d'amour n'est plus de mon âge ». Avoir la trouille au ventre aussi.
Il y avait Edwidge. Antoine. Moi. Et des amis. Rien de bien nouveau, soirées avec mes amis, comme avant. Comme toujours. Avec seulement Antoine en plus. Invité car il était l'ami d'Edwige. Comme autrefois il venait m'accompagner. Comme autrefois. Impressions étranges pour moi, et d'autres aussi. Une impression de disque vinyl rayé. Ou de CD rayé. Les CD sont également très fragile pour bégayer comme semblait bagayer notre histoire. J'ai fait comme de rien. Afin d'assurer une contenance, jusqu'à ce que Charlie ou Eléonore en premier me parle, me disent leur malaise, leur malaise bien plus important que le mien m'a-t-il semblé. Revoir Antoine ne les réjouissait pas. Trop différent. Comme un revenant, comme s'il ne s'était rien passé, avec toujours cet air trop sûr de lui, son avis qu'il lance devant tout le monde en disqualifiant d'emblée toute autre opinion. Et cette propension à parler haut, à parler et monopoliser la parole, s'écouter parler... Car Antoine sait tout sur tout. Du moins le croit-il.
J'ai insisté de nouveau. Puis j'ai finalement abandonné pour ne pas l'agacer. Pour ne pas paraître trop dépendante. « Je t'aime petit cul » m'a-t-il dit. Je ne lui dis jamais de « je t'aime ». Moi c'est les « moi aussi ». Il fait semblant de ne pas s'en apercevoir. D'ailleur il doit bien le savoir. Je ne l'aime pas. J'aime seulement ce qu'il me fait. Du bien. Tout le mal que je pourrais recevoir de lui, c'est comme si j'avais connu dans le passé une vaccination. J'y suis insensible. Cela n'existe pas. Je vis protégée par un roc, ma tête, mon corps, tout réagit admirablement à cette liaison sans nom, au souffre qui plane. J'ai du plaisir, de la jouissance, de la honte... Et c'est toujours du plaisir que je lui prends.
J'ai commencé à revoir Antoine il y a un peu plus d'un an. Sans gaité de coeur. J'ai accepté voilà tout. Le plaisir n'est revenu qu'ensuite. Et je ne me suis faite de nouveau bluffée qu'encore après. Edwige avait toujours trouvé Antoine formidable. Elle ne s'en était jamais cachée. Lorsqu'elle ruminait, en pauvre célibataire, elle soupirait et ajoutait que je connaissait mal ma chance. « Si seulement... » disent les personnes qui se morfondent dans leur existence en attendant un déclic pour ramener un sourire sur leur visage. Ceux sont souvent des gens qui aiment vivre intensément, qui espèrent plus de la vie qu'elle ne peut leur apporter. Je le sais bien. Je suis parfois comme cela. Je suis moi aussi un peu comme cela. Alors Edwige attendait. Elle attendait en disant « Si seulement j'avais un mec comme le tien, si seulement j'étais avec quelqu'un comme Antoine ». « Désolée, disais-je, il a bien un frère mais c'est un sombre con ».
Il faut bien le dire, faire la classe tout les jours, il y a un moment c’est soupant. Mince je finis par ne plus y aller avec envie. Le matin, c’est le réveil qui sonne, qui me brusque. Et je le mets toujours au dernier moment, toujours plus tard. Tous les jours plus tard, et plus la fin de l’année approche, et plus je commence à frôler les retard. Quant au maquillage ? Fini. Je travaille nature. Jean, baskets… Elle a changé la fille que j’étais. Elle a sacrément changé.
Je n’avais pas envie de disparaître. C’est venu sans prévenir. Les premiers jours on y pense. On se prépare à écrire, puis on repousse au lendemain. Puis le lendemain c’est pareil. Alors on ne s’y prépare plus. Tous les jours on y pense un peu et cela dure quelques semaines. Puis on se dit que cela fait du bien. Je me dis que ce qui pourrait sortir ne sera pas aussi bon que ce qui est déjà sorti. Alors je me résous à attendre un jour meilleur, ou une catastrophe qui me rendra nécessaire de venir un peu ici reposer ma tête en la vidant un peu, en collant des mots et des phrases. En couchant ce qui me cause tant de soucis. En accouchant de mes pensées joyeuses ou malheureuses. Enfin j’apprends à m’en sortir sans écrire. Je croque de nouveau la vie. Revoilà le printemps, la sève remonte en moi, je me sens pousser des ailes, j’ai confiance en moi, les misères des derniers moi me semblent lointaine… Très lointaines, elle concerne une autre fille que moi. Je reviens écrire là parce qu’il fait beau. Parce que tout va bien. Parce que j’en ai envie et que je ne reviens pas par là portée par les mêmes mauvais vents que par le passé.
Je ne m’attendais pas à ce qu’Eric m’appelle. Cette histoire a pris des proportions auxquels je ne m’attendais pas. Je n’avais pas entendu sa voix depuis des siècle me sembla-t-il. Et je n’eu pas besoin d’attendre pour connaître le motif de brusque rappel à ma bonne mémoire. Difficile de ne pas me laisser attendrir par ses arguments de gentil grand frère. Il voulait aider Louise bien entendu. Comme tout le monde il était inquiet. « Car tout le monde est inquiet ! » s’exclama-t-il comme s’il souhaitait me tirer par les pieds pour m’ouvrir les yeux. Impossible de lui répondre que de cette famille j’étais la seule à ne pas m’inquiéter pour l’enfant prodigue. La seule à m’en moquer. « Mais que t’a-t-elle fait bon sang ? – Pourquoi ne lui demandes-tu pas toi-même ? – Tu sais comment elle est… – Ah ça oui justement - Elle s’obstine à ne pas répondre, elle m’a même raccroché au nez ! – Je suis bien gourde de ne pas en faire autant… ».
Mon père a fait le déplacement exprès semble-t-il. Il ne veut pas me déranger et je dois insister pour le retenir à manger. Durant le repas je lui demande de ne pas revenir sur le sujet. Je n’ai pu me retenir de croire à une plaisanterie de sa part. Je lui ai fait remarquer qu’il avait passé l’âge. Il esquissa un sourire pour première réponse, avant de murmurer qu’il ne cherchait pas à m’amuser. Il dit que ça n’était pas une si mauvaise idée à ses yeux. Qu’elle méritait en tout cas d’être étudiée. Mais je trouvais qu’il manquait de conviction. « si plaisanter avec ces choses là n’est plus de ton âge, ce que tu me proposes n’ai plus du mien non plus… » fis-je. Il laissa tomber sa main mollement. « Tu devrais quand même la voir… Essayer de parler avec elle… Elle a beaucoup d’estime pour toi ! – Oh non crois moi, son estime est celle qu’on accorde à une vieile femme, rien de plus… ». Il insista pour savoir ce qui s’était passé. Je lui répondis qu’il était temps de passer à table.
Les études ne sont qu’une formalité pour Louise. Dans la famille je n’ai jamais entendu parlé d’elle que d’en des termes ébahis. A dix-sept ans elle avait décroché son bac littéraire avec mention très bien sans que personne ne soit plus étonné que cela. Dans la foulée elle avait réussi son entrée à science politique Paris et quitté Bordeaux sans la moindre larme à l’œil. Elle disait qu’elle allait enfin pouvoir commencer sa vie, sa propre vie. Les dix-sept années précédentes n’étant pour elle qu’un brouillon destiné à satisfaire ses parents et lui permettre d’aller là où elle le désirait. Mais où voulait-elle aller ?
Louise couche par plaisir autant que par stratégie. Elle m’avait expliqué, en large, ce que remuait en elle le désir d’un de ses amants ou d’un inconnu, du premier regard aux mains se posant sur elle pour la caresser, la déshabiller, puis pénétrer son corps… Oui elle aimait s’abandonner ainsi me jurait-elle. Elle m’avait expliqué, en travers, quels scénarios elle envisageait à présent qu’elle se trouvait enfin sur Paris. Elle était venue y réussir, se faire un nom, et pas qu’un tout petit. A dix-neuf ans son regard à la fois cru et romantique de sa situation me mettait mal à l’aise. L’ambition dévorait cette cousine que je n’avais pas vu grandir et chérissait encore comme une petite fille fragile.